Le monde des livres
L'Enéide était inachevée à la mort de Virgile et c'est l'empereur Auguste qui en ordonna la publication posthume, contre les dernières volontés de l'auteur et pour le bonheur de la postérité. De même le De natura rerum parut grâce aux soins de Cicéron, une fois disparu Lucrèce, dont la vie nous reste totalement inconnue. Terence serait mort d'avoir perdu ses dernières comédies dans un naufrage : lui-même non pas noyé, mais "terrassé de douleur" sur les rives de l'île de Leucade. Selon le philosophe Arrien, le fameux noeud gordien, inextricable, ne fut pas tranché d'un coup de lame par Alexandre, mais soigneusement et patiemment désembrouillé en desserrant l'étau qui maintenait l'écheveau. Quand Sapphô découvrait une de ses disciples mariée au bras de son époux, elle s'évanouissait. Pétrone ne se serait pas tué, contrairement à la légende. Mais il aurait vécu avec un ami sur les routes, en prenant pour amants des vagabonds, des gladiateurs en cavale, et en jouant les faux magiciens. Henry James affirmait avoir entendu dans les ruines de l'amphithéâtre de Lyon les hurlements des martyrs chrétiens. Aldous Huxley mourut le jour où Kennedy fut assassiné... Les anecdotes littéraires dont fourmille le délicieux et brillant dictionnaire personnel de Silvia Ronchey sont pour certaines connues. Mais de nombreuses relèvent de la haute érudition. Cette spécialiste de la civilisation byzantine reprend la tradition savante et caustique de Boccace, de Vasari, de Walpole, de Borges et, plus près de nous, d'Alberto Manguel. Poètes, philosophes, artistes, sages et saints se côtoient dans cette encyclopédie des hommes et femmes illustres, d'Apulée à Zénon. Lettré mais léger, l'abécédaire de Silvia Ronchey peut se lire aussi comme un manuel de mélancolie bien pensée. La présence de Sénèque, saint Augustin, Leopardi, Baudelaire, Flaubert, Schopenhauer, Nietzsche avertit le lecteur qu'il n'y trouvera guère de leçons d'optimisme. Mais les esprits les plus pessimistes sont loin d'être les plus dépourvus d'humour. On pourrait utiliser ce livre singulier comme un jeu. Il suffirait de lire les définitions concises et spirituelles que propose l'auteur et de laisser deviner la personnalité ainsi définie. "Il entendait accomplir par la plume ce que Napoléon n'avait pas réussi par l'épée" ? Balzac. "Il joua à la guerre, occupa une ville, ne s'inclina jamais devant le pouvoir ni ne crut complètement à ce qu'il faisait" ? D'Annunzio. "A cinquante ans, lorsqu'il lisait en public des pages de ses romans, son visage prenait tour à tour les innombrables masques de la folie de ses personnages" ? Dickens. "Il ne gardait pas de crâne sur sa table de travail, mais souvent, lorsqu'il observait les femmes, il lui semblait apercevoir leurs squelettes" ? Flaubert. Quant à Apulée, l'auteur de l'Ane d'or, l'inventeur du roman, il fut condamné à mort pour sorcellerie, empoisonnement, pédérastie et cheveux longs. Mais il fut sauvé par la Grande Mère des Eaux, qui lui accorda l'immortalité. Il semble qu'il erre encore parmi les humains, mais invisible.
Portraits exquis (Il Guscio della Tartaruga), de Silvia Ronchey, traduit de l'italien par Ida Marsiglio, Arléa, 224 p., 17 €.